ndlr : dans cet admirable récit, Jean-Marie Roy aborde d’une manière presque romanesque l’origine de la famille Roy, qui devint Masson par l’union de Charles Brutus, fils de Marie Menu épouse Jean Roy, et de Félicie Masson, soeur de Charles Masson. Quelle aventure !
Jean-Marie Roy – 2016
Benoîte Menu
Strasbourg, février 1846
Par une belle fin d’après-midi, la diligence dévale à vive allure la dernière côte de Saverne, et déjà on aperçoit dans le lointain brumeux la flèche majestueuse de la cathédrale de Strasbourg. La route est cahoteuse, Benoîte a froid, elle a faim, ces quelques jours de voyage l’ont fatiguée, elle tient son ventre de ses mains. Et avant d’ouvrir une nouvelle page de sa vie, elle revient sur son passé.
Elle est née il y a un peu plus de vingt ans à Hautrage, une petite cité minière du Hainaut belge. Ses premiers souvenirs sont ceux de Jean-François et Marie, ses grands-parents chez lesquels elle vivait. Ils étaient bons et très pieux (Jean-François était clerc laïc). Benoite ne voyait pas souvent sa mère, Bénonie. Celle-ci était cuisinière à Valenciennes, de l’autre côté de la frontière, où elle avait fort à faire. Benoîte suivit quelques classes de sa petite enfance chez les religieuses d’Hautrage. Elle se rappelle la statue de la vierge trônant au milieu du jardin, cette fausse mère en plâtre blanc dont on lui faisait chanter les louanges tous les matins pour lui faire oublier la sienne.
Jusqu’au jour où Bénonie l’emmena avec elle à Valenciennes, Benoîte devait avoir sept ans. Sa mère lui expliqua qu’elle allait rencontrer son père ; que si elle ne l’avait jamais vu jusqu’ici, c’est qu’il était parti longtemps ; mais que maintenant qu’il avait trouvé un emploi à l’hôpital, ils allaient tous vivre ensemble. Au comble de l’émotion, Benoite découvrit Jean-Baptiste : Il l’embrassa (elle se rappelle sa barbe mal rasée) ; il lui fit quelques compliments, et il la laissa s’amuser avec trois autres gamines qui se trouvaient là, toutes plus jeunes qu’elle, et qu’on lui donna pour ses sœurs. Sans lui dire ce que sa mère lui expliqua plus tard : que son père les avait eues d’une autre femme qui venait de mourir et que c’était seulement à ce moment-là que ses parents s’étaient mariés et qu’elle était devenue Benoite Menu.
Peu de temps après, Jean-Baptiste trouva un emploi au magasin des lits militaires de Maubeuge, et ils s’y installèrent place du Pavillon, proche de la caserne de cette ville de garnison. Là, sa mère, à un âge assez avancé (elle avait une dizaine d’années de plus que son père), eut deux jumeaux qui n’ont pas vécu. Et à partir de ce moment-là, Benoîte constata qu’il se produisait entre ses parents des animosités de plus en plus fréquentes ; et il lui sembla que son père avait moins d’attention pour elle que pour ses sœurs. Elle en conçut de l’amertume et se rapprocha de sa mère. Elle avait appris la couture ; à quinze ans elle s’émancipa en exerçant un métier d’ouvrière dans l’une des manufactures de l’autre côté du pont sur la Sambre.
Assez décidée, Benoîte n’avait pourtant pas encore appris à se méfier de ses sentiments. Comme toutes les jeunes femmes de Maubeuge, elle était fascinée par les militaires en garnison et sa mère l’avait mise en garde : leur fréquentation n’était pas sans risque, tous pareils, des délurés, de passage à Maubeuge pour un ou deux ans, ne pouvant se marier pendant les sept ans qu’ils passaient sous les drapeaux ! Benoite n’écoutait pas. Elle eut pour l’un d’eux un peu plus que de l’amitié… et l’irréparable se produisit ! A dix-huit ans, elle accoucha à Maubeuge d’un garçon qu’elle nomma Charles Auguste, et que je vais nommer ici : Charles.
Benoite n’en fit pas une affaire. Elle était jeune, autour d’elle les naissances naturelles étaient fréquentes et elles finissaient généralement par s’arranger. N’avait-elle pas, elle-même, été reconnue par son père ? Ça n’était pas un problème…
Elle eut de la tendresse pour Charles ; elle le nourrit assez longtemps. Et à ses côtés, Bénonie, qui ne s’était pas remise de la perte de ses jumeaux, ne se fit pas violence en se substituant à elle pour s’en occuper. De sorte que, dès l’été suivant, Benoîte put reprendre à Maubeuge une vie normale, après avoir juré qu’on ne l’y reprendrait plus.
Un an plus tard, elle n’avait pas oublié ce serment lorsque le vertige la reprit. Antoine était un bel Alsacien de vingt-cinq ans que son père avait placé comme valet de labour en Basse-Alsace. Lassé de cette activité sédentaire, il comptait sur le service militaire pour voir du pays ; et lorsque le tirage au sort de Soultz-sous-forêts l’en avait exempté, il avait aussitôt permuté avec l’un de ses camarades malchanceux et c’était comme ça qu’il s’était retrouvé à Maubeuge.
La première expérience de Benoite ne s’étant pas terminée comme elle l’espérait, elle se résolut à la prudence. Elle conclut avec Antoine un pacte sérieux et ne lui céda qu’avec la promesse qu’il prendrait ses responsabilités s’il le fallait. Elle fit bien parce qu’elle se trouva à nouveau enceinte peu de temps après.
Et comme souvent les événements malheureux s’enchaînent l’un l’autre, c’est à ce moment-là que le régiment d’Antoine fut muté en Algérie. Ils n’eurent guère le temps d’y réfléchir. Le lien de remplacement pour lequel Antoine s’était fait payer était formel : il ne pouvait en aucun cas se dérober à la permutation qu’il avait souscrite. Quant à un mariage sous les drapeaux, il n’y fallait pas songer. Benoîte eut beau répéter qu’elle était enceinte, ses larmes n’y firent rien. Antoine partit en lui laissant la moitié de son pécule, il lui promit qu’il reviendrait dès la fin de son lien ; et il lui proposa d’aller accoucher à Strasbourg où elle serait hébergée chez sa sœur aînée, Marie-Anne, à laquelle il écrivit pour lui demander de s’occuper d’elle d’ici là.
Benoîte, atterrée, attendit plus d’un mois. Sans nouvelle d’Antoine, elle finit par avouer sa situation à sa mère qui n’en parut pas autrement surprise. Quelques mois plus tard, elles en étaient toujours à se poser les mêmes questions : Fallait-il que Benoîte aille accoucher à Strasbourg ? Pouvait-elle envisager ce long voyage ? Valait-il mieux que Bénonie s’occupe de son fils pendant son absence ? Elles perdirent beaucoup de temps à des discussions auxquelles Jean-Baptiste ne se mêla pas ; sauf pour inciter Benoite à aller chercher fortune ailleurs. Et finalement Benoite se résolut à la solution qu’Antoine avait envisagée : aller accoucher à Strasbourg pendant que Bénonie s’occuperait de son fils à Maubeuge.
En regardant défiler la plaine d’Alsace, Benoite, avec l’optimisme de ses vingt ans, pense qu’elle a bien fait : à Strasbourg, elle va trouver une solution avec Marie-Anne. L’un des passagers, un gros bonhomme au fort accent alsacien, lui a dit qu’il connaissait une Grusenmeyer Quai de la Bruche, à deux pas de leur point d’arrivée ; il lui a expliqué où c’était, elle va aller voir.
La grosse berline achève maintenant sa course au milieu des houblonnières, sur une longue route droite bordée de frênes faisant face aux impressionnants remparts de Strasbourg…
La marche se ralentit ; on passe au pas la porte fortifiée de Saverne ; dans le chemin souterrain qui tourne à angle droit, le postillon fait force de coups de gueule et de fouet. Enfin, faubourg de Saverne, le cocher serre les freins et les palefreniers s’activent autour des quatre chevaux haletants.
Benoîte prend son baluchon. Elle traverse le canal des Remparts et rejoint le Quai de la Bruche où arrivent par flottage les bois de Schirmeck. Et au N° 6, en effet, elle rencontre une petite femme alerte, mère de deux garçons : Christine Grusenmeyer. Oui Christine est l’épouse du holzmesser (mesureur de bois) George Möbs ; oui son frère Antoine est en garnison à Maubeuge ; non elle ne savait pas que son régiment avait été muté outre-mer, mais sa sœur aînée devait le savoir.
C’est le soir ; on allume les premiers réverbères. Benoîte remonte d’un pas pressé le puant Fossé des Tanneurs. Sur les prescriptions de Christine, elle prend à droite la Grande rue de la Grange, et tout au bout, au dessus de l’épicerie qui fait le coin avec la place Kléber, elle se présente chez Marie-Anne Grusenmeyer, la sœur aînée de Christine et Antoine. Marie-Anne est une grande femme blonde ; elle est mariée à Laurent Bataille, un conducteur d’omnibus. Ils résident là parce que la Place Kléber est la plaque tournante du tramway hippomobile et que c’est là que Laurent prend son service tous les jours. Marie-Anne a reçu la lettre d’Antoine, et chez les Grusenmeyer on ne plaisante pas avec ces choses-là : Les Bataille disposent d’un logement qui n’est pas très grand, mais en se serrant un peu, on va héberger Benoîte.
Deux femmes maintenant se racontent leur vie autour de chopes de bière et de bretzels : L’une, à trente trois ans, n’a toujours pas d’enfant après trois ans de mariage ; l’autre, à vingt ans, attend déjà le second sans être mariée. Par la petite fenêtre aux verres teintés donnant sur la place, elles guettent l’arrivée du coche de Laurent.
Le 6 mars, Benoîte rejoignit Quai Saint Jean la maison des religieuses qui s’occupaient des filles en difficulté. On la fit entrer Grande rue de la Course, par la porte de côté ; et on lui donna un lit dans une chambre partagée avec d’autres filles. Le terme approchant, on l’emmena dans une salle voisine où la sage-femme attitrée l’aida à mettre au monde son deuxième enfant : une frêle petite fille qu’elle nomma Marie, comme sa tante ; mais Marie Menu, puisque cette enfant n’avait pas de père ! Et le lendemain, Place Gutenberg, en prenant pour témoins deux employés au gaz de rencontre, Madeleine Hammel déclara à la mairie cette naissance naturelle qui ne choqua personne.
Le baptême de Marie eut lieu deux semaines plus tard dans le baptistère latéral de l’église Saint Pierre-le-jeune. Le parrain et la marraine étaient le ménage Rabier, que George Möbs connaissait parce que Jean-Baptiste Rabier était affecté au contrôle du marché aux fruits. Marie plissa les yeux lorsqu’on l’aspergea de l’eau froide de la
grande cuve de pierre éclairée par les petits vitraux colorés. Elle fut baptisée fille de Benedicta Menu célibataire. Le parrain signa ; et l’acte fut signé également par un garçon de 19 ans : Jean-Baptiste Grusenmeyer, étudiant à Strasbourg, le plus jeune frère de Marie-Anne, Christine et Antoine.
Au mois de juillet suivant, un agent du recensement nota, au 1 Grande rue de la Grange, chez Laurent Bataille et Marie Grusenmeyer, la présence de Benoîte Menu couturière et de sa fille Marie, enfant naturel de quatre mois :
Recensement de 1846
Cela dit, pour dénouer la situation de Benoite – et faire reconnaître le père de Marie – il fallait attendre le retour d’Antoine à l’issue de son service militaire.
Or cette attente allait durer plusieurs années !
Marie-Anne s’attacha à Marie. Pour ne pas rester à la charge des Bataille, Benoite reprit une activité de couturière ; chaque fois qu’elle laissait Marie à la garde de sa belle-sœur, elle savait qu’elle ne pouvait laisser sa fille en de meilleures mains.
Malheureusement l’histoire de Benoite s’arrête là parce que je n’ai plus aucun acte la concernant. Dix ans plus tard, Marie est recensée Place Kléber chez les Bataille – où elle passe pour leur fille – Mais Benoîte a disparu !
Et Benoite n’est pas morte à Strasbourg entre ces deux recensements…
Recensement de 1856
Marie n’avait que quelques années lorsque Benoite disparut. Marie-Anne a dû lui expliquer que sa mère était partie en voyage et s’employer à la lui faire oublier. Jamais, sans doute, mère d’adoption ne fut plus dévouée à sa fille : Cette enfant inespérée que le destin lui avait envoyée, Marie Anne se l’appropria comme une bénédiction. C’était sa fille. Il ne fut pas question de prendre la moindre tutelle pour régulariser la situation de celle qu’on a fini par appeler Marie Bataille.
Après un second remplacement militaire, Antoine revint en 1861 à Surbourg, où il fut hébergé à la forge familiale reprise par son frère Joseph. Benoite avait disparu depuis longtemps. Antoine est mort à Surbourg l’année suivante à 40 ans !
Marie Anne, qui n’a pas eu d’enfant, a continué à veiller sur Marie. En 1873, elle a été marraine de son second fils. Je ne sais rien d’elle par la suite.
Jean-Baptiste, qui n’a pas eu d’enfant non plus, a également continué à veiller sur Marie. C’est lui qui l’a incitée à venir le rejoindre à Nancy en 1890 lorsqu’apparut l’opportunité d’associer ses deux fils aînés à l’essor des Magasins Réunis. De 19 ans son aîné, il est mort à Nancy plus de vingt ans après elle à 95 ans !
C’est que Marie est morte à Nancy en 1900 à 54 ans après avoir eu onze enfants !
Un Grusenmeyer lui avait manqué, deux Grusenmeyer l’ont sauvée…
Marie Menu
(Nancy ~1890)
Et puisque vous voulez le savoir, je vais vous raconter pour finir ce qu’est devenue Benoite et qui n’a jamais été révélé à ses descendants.
Début 1849 à Strasbourg, Benoite et Marie-Anne attendaient Antoine à l’issue de son service militaire. Il n’est pas exclu que ce service ait été prolongé quelque peu, parce que Benoite a trouvé très long le retour d’Antoine. Sans doute était-elle impatiente de le retrouver.
D’un autre côté, ça faisait plus de trois ans qu’elle avait laissé son fils à Maubeuge et il lui manquait. Les nouvelles qu’elle en avait par les lettres régulières de Bénonie étaient bonnes, mais celle-ci se plaignait parce qu’elle ne s’entendait plus guère avec Jean-Baptiste. Alors Marie-Anne et Benoite décidèrent qu’il était temps d’aller chercher Charles à Maubeuge pour le ramener à Strasbourg.
Un mercredi d’avril 1849 vers 9 heures du soir, Marie-Anne et Marie accompagnèrent Benoite à la diligence de Sedan. Marie venait de souffler les trois bougies qu’on lui avait mises quelques jours plus tôt sur un magnifique Kugelhopf ; elle portait le beau manteau de drap bleu que Benoite lui avait fait pour son anniversaire. Au départ, elle embrassa sa mère et, sans broncher, regarda disparaitre dans le noir la grosse berline rouge aux armes de Strasbourg. Puis elle prit la main de Marie-Anne et toutes deux s’en retournèrent Place Kléber.
A cette époque, la diligence roulait jour et nuit, mais elle ne parcourait qu’une dizaine de kilomètres par heure. Une heure était à peu près le temps qu’il fallait pour aller d’un relai de poste à l’autre. A chaque relai, le postillon dételait ses chevaux, un nouveau postillon y attelait les siens, et les passagers avaient quelques instants pour se dégourdir les jambes avant que la diligence ne reparte vers le relai suivant ; après avoir fait le plein si l’on peut dire.
Or le lendemain, après le relai de Mars-la-Tour, une pluie froide s’installa. Le postillon campé sur le cheval avant gauche se démenait pour éviter les obstacles d’une route mal empierrée ; et dans un virage difficile, il ne put éviter l’ornière dans laquelle se prit l’une des roues avant. Dans un grand craquement, la berline chancela et versa contre le talus, aux cris épouvantés des passagers qui se retrouvèrent sens dessus dessous dans l’habitacle. Le cocher et son apprenti leur portèrent secours. Il sembla qu’il n’y avait que plaies et bosses. Mais dans le fond, une jeune femme au visage blême, affaissée sur elle-même, restait inanimée… Et cette jeune femme, c’était Benoite !
On la sortit de là, on l’allongea dans des couvertures, on essaya de lui faire boire un peu d’eau-de-vie, rien n’y fit. Il y avait parmi les passagers un homme de l’art ; il constata qu’elle avait une forte ecchymose à la tempe gauche, il lui prit le pouls, le trouva faible, et décida qu’il était urgent qu’elle puisse se reposer dans de meilleures conditions. On se hâta de remettre la berline en état de marche ; tous les passagers s’y mirent, et aussitôt on fit force de fouet vers le relai suivant.
Il était tard lorsqu’on arriva au relai d’Harville. On descendit la passagère inanimée ; le maitre de poste fit prévenir d’urgence le maire. Celui-ci arriva pour constater le décès ; il demanda au cocher de lui indiquer l’identité de celle qu’il allait abandonner là pour continuer sa course. Et comme personne ne la connaissait, le maire rendit compte le lendemain de ce décès à la maréchaussée de Strasbourg à laquelle il adressa un procès-verbal de cet accident mortel de la circulation.
Le surlendemain, après un court office du curé qui enregistra le décès de cette inconnue de 23 ans de passage à Harville, Benoite fut enterrée dans un coin du cimetière de ce petit bourg. Impossible au chercheur le plus chevronné de reconnaître dans ce décès inconnu celui de Benoite Menu !
En dépit de leur obstination légendaire, les gendarmes n’auraient peut-être jamais identifié la mort de Benoite si Laurent Bataille, ne recevant aucune nouvelle d’elle deux semaines après son départ, n’était allé prévenir de ce contre temps ceux de Strasbourg. Ils avaient sous les yeux la copie du procès-verbal du maire d’Harville. Le signalement de l’intéressée correspondait, son habillement était celui que Marie-Anne avait décrit, Laurent sut aussitôt que Benoite était morte et en signa la déposition.
Passé les premières stupeurs, les Bataille décidèrent que Marie était bien trop jeune pour qu’on lui annonce la mort de sa mère. Marie-Anne s’employa à la lui faire oublier, comme je l’ai dit. De fait, Marie oubliait facilement, mais elle revenait souvent à la lancinante question de l’absence de sa mère, et les trésors de consolation que Marie-Anne déploya pour la rassurer contribuèrent certainement à l’attacher à cette nièce venue du ciel.
Par la voie des autorités militaires, les Bataille informèrent aussitôt Antoine de la mort de Benoite. Dans l’impossibilité de régulariser désormais la situation de Marie, tous décidèrent qu’il n’y avait rien d’autre à faire que d’en rester là. Antoine, qui ne connaissait que le métier des armes, prolongea le lien qu’il avait en cours ; avant de souscrire, début 1854, un nouvel engagement.
Antoine revint à Strasbourg début 1861. Son état de santé s’était dégradé à cause de fièvres coloniales qui le fatiguaient souvent. Par sa sœur Christine, il fit prévenir Marie-Anne de son arrivée. Une rencontre entre eux permit de se mettre d’accord sans que Marie s’en aperçût. Et Antoine alla Place Kléber rencontrer sa fille.
Marie avait quatorze ans. En présence de Marie-Anne, Antoine lui apprit qu’il était son père ; il lui dit comment sa mère était morte d’un accident de diligence lorsqu’elle était petite ; et il lui expliqua que si son service militaire colonial l’avait empêché de la reconnaître comme sa fille, il n’avait jamais cessé de penser à elle. Marie ne put retenir ses larmes. Antoine l’embrassa, et tous deux se sourirent, comme libérés l’un et l’autre d’un immense fardeau…
Le lendemain, Antoine rejoignit Surbourg, où il mourut l’année suivante comme je l’ai dit.
A Maubeuge, peu après l’accident de Benoite, Bénonie aussi s’était inquiétée de ne pas la voir arriver. Elle avait écrit à Strasbourg et les Bataille, qui venaient de l’apprendre eux-mêmes, l’avaient informée par retour de courrier de la mort de sa fille. La perte du seul enfant qui lui restait la mit dans un pénible abattement, ce qui ne contribua pas à améliorer ses relations avec Jean-Baptiste.
En 1853, Bénonie décida de se séparer de lui et de retourner à Hautrage. Elle lui laissait son petit-fils Charles qui avait dix ans. Et avant de quitter Maubeuge, elle ne trouva pas la force de dire à Charles comment sa mère était morte, craignant d’avoir à lui révéler que celle-ci avait dû l’abandonner très jeune pour aller accoucher ailleurs d’un enfant qui n’avait pas le même père que lui.
Il est vrai que les naissances naturelles étaient fréquentes et qu’elles étaient souvent reconnues : à Maubeuge, deux demi-sœurs de Benoite ont eu chacune un enfant naturel ; l’un est mort très jeune, l’autre a été reconnu par son père à Laon. Et à Surbourg, Ignace, le frère aîné d’Antoine, et Joseph, son cadet, ont eu chacun un enfant naturel qu’ils ont reconnu dans le mariage à l’issue de leur service militaire !
Mais pour Benoite c’était plus grave. Ce qui ne passait pas, c’était qu’une seconde naissance naturelle soit intervenue alors que la première n’avait pas été régularisée. L’inconséquence était tolérée une fois mais pas deux. Bénonie avait gagné du temps en envoyant Benoite accoucher à Strasbourg, mais le problème n’était pas réglé : Elle savait que sa fille ne retrouverait pas une existence honorable tant que Marie n’aurait pas été reconnue par son père.
La mort de Benoite ayant rendu impossible l’exécution de ce projet, il n’y avait plus d’autre issue que de la faire disparaître de la mémoire familiale ; on sacrifia la mère à la réputation de sa fille. Pour que la disparition de Benoite soit complète, il fallait aussi que sa mort ne soit pas rendue publique ; Charles et Marie n’en ont jamais fait état. Il fallait enfin que ceux-ci ne se rencontrent pas ; et il semble que Marie n’a jamais rencontré Charles, si elle a jamais su qu’il existait !
Il n’empêche, les gènes sont têtus et ils se sont vengés : Marie a reproduit le modèle de sa mère. Mais avec plus de chance qu’elle, puisqu’après un premier fils naturel, elle a eu le second dans le mariage. Et comment Marie a-t-elle nommé celui-ci ? Charles Brutus. Clin d’œil à son demi-frère Charles Auguste ?
Ce qui m’a ému dans l’histoire de Benoite et Marie, c’est la mère réduite à l’état de fantôme pour sauver la fille, alors que le premier élan de celle-ci a été de recommencer ce qu’on avait reproché à celle-là. Et aussi comment deux Grusenmeyer qui n’ont eu d’enfant ni l’un ni l’autre, ont entouré Marie qui en a eu tant : l’impétuosité au bras de la stérilité…
Tout ce qui concerne la disparition et la mort de Benoite est pure imagination de ma part, mais ne contredit aucun des actes qui la concernent ; à un détail près : Marie a déclaré à son mariage qu’elle n’avait pas vu sa mère depuis environ 20 ans ; ici, j’ai opté pour 24 ans.
Je n’ai pas retenu l’hypothèse que Benoite aurait abandonné Marie à sa belle-sœur – comme elle avait abandonné Charles à sa mère – pour aller s’ouvrir ailleurs un autre destin (ce qui ne me parait pas convenir à l’idée que je me fais de sa personnalité). Ni l’hypothèse qu’elle se serait cloîtrée en manière d’expiation (je n’ai pas de trace de son décès à Hautrage où il y avait un couvent et où elle aurait pu rejoindre sa mère). Ni l’hypothèse qu’elle se serait suicidée après qu’Antoine ait dénoncé le contrat conclu entre eux (Il n’y a pas trace de son décès à Strasbourg) : Pourquoi faire dans le misérabilisme quand on peut s’en tenir à une solution simple et banale ?
Je n’ai pas retenu non plus l’hypothèse qu’Antoine était également le père de Charles Auguste (si ça avait été le cas, je pense que Benoite n’aurait pas laissé son fils à Maubeuge).
Jean-Baptiste Menu & Bénonie Bricq
Jean-Baptiste Menu a eu trois filles de Marie Jh. Jaumotte, morte début 1832 à Valenciennes.
Il a épousé Bénonie à Valenciennes fin 1832 et reconnu Benoite comme sa fille :
Ils se sont installés à Maubeuge où Bénonie a eu deux jumeaux en 1835 (††).
Jean-Baptiste est mort à Maubeuge en 1859 veuf de Marie Jh. Jaumotte.
Bénonie est morte à Hautrage en 1878 célibataire (ce qu’elle était à la naissance de Benoite).
Benoite Menu
Benoite Bricq est née à Hautrage (~Mons, Belgique) en 1825, fille naturelle de Bénonie Bricq.
Benoite Menu a été reconnue par son père en 1832.
Le 15/10/1843 à Maubeuge, Benoite, ouvrière non mariée, a eu rue du Pavillon : Charles Auguste. En 1872, celui-ci, fils naturel de Benoite Menu dont le domicile est inconnu, a épousé à Maubeuge Célina Boudaille ; dont il a eu trois enfants. Il est mort à Maubeuge en 1891, fils de feu Benoite Menu.
Le 07/03/1846 à Strasbourg, Benoite, 20 ans, non mariée, domiciliée à Maubeuge, née à Hautrage (Belgique) a eu Grande rue de la Course N°1 : Marie ; baptisée à St. Pierre-le-Jeune le 22 mars.
Benoite n’est morte ni à Strasbourg ni à Sùrbourg, ni à Maubeuge ni à Valenciennes ni à Hautrage.
Marie-Anne Grusenmeyer, née à Sùrbourg (Bas-Rhin) en 1813, a épousé Laurent Bataille à Strasbourg en 1843. Ils n’ont pas eu d’enfant. Laurent est mort à Strasbourg en 1870. Marie-Anne n’est morte ni à Strasbourg, ni à Surblurg, ni à Troisfontaines, ni à Nancy.
Antoine Grusenmeyer, né à Sùrbourg en 1821, n’y a jamais été recensé. Il a été exempté de service militaire ; mais deux mentions dans la liste de tirage au sort de sa classe (1841) montrent qu’il s’est engagé – après le conseil de révision, le 14 juin 1842, – puis le 28 janvier 1854. Il est recensé à Sùrbourg en 1861, non marié, laboureur chez son frère Joseph. Il est mort à Sùrbourg en 1862.
Jean-Baptiste Grusenmeyer, né à Sùrbourg en 1827, a fait la guerre de Crimée comme chef de musique au 2ème Régiment du Génie (avec Antoine Corbin, musicien, futur fondateur des Magasine Réunis). Il a épousé à Arras en 1862 : Marie Joseph Guilbert (sœur de Léonie, future épouse d’Antoine Corbin). Il n’a pas eu d’enfant. Il a été témoin au mariage de Charles Roy à Nancy en 1898 (grand-oncle de l’époux). Il est mort (au Bazar St. Nicolas) à Nancy en 1922.
Marie Menu
En 1867 à Strasbourg, Marie Menu, 21 ans, couturière non mariée, fille naturelle de feu Benoite Menu a eu : Eugène ; déclarant : Laurent Bataille, 46 ans (qui a signé).
En 1873 à Strasbourg, Marie, fille majeure illégitime de Benedicta Menu, absente depuis environ 20 ans et sans domicile connu, a épousé Jean Roy ; dont elle a eu sept enfants à Strasbourg puis trois à Troisfontaines (à partir de 1882). Ils sont installés en 1890 à Nancy, où Marie est morte en 1900.
Mariage de Jean Roy & Marie Menu (T. Charles Möbs, Ignace Grusenmeyer et Jean-Baptiste Rabier, parrain de Marie)
1846 Benoite Menu – 20/03/2016